DEDIÉ AUX FEMMES PIONNIÈRES

TEXTE PAR NAJET ABDEKKADER

HOTEL DE VILLE DE TUNIS

Conçu par l’architecte Wassim Ben Mahmoud et le décorateur Ismail Ben Fredj dans un style qui allie la tradition à la modernité, l’hôtel de ville de Tunis s’élève depuis 1998, majestueux dans sa robe de marbre rose, sur le point culminant de la Kasbah, haut lieu du pouvoir.

Il est entouré par de nombreux monuments chargés d’histoire : le collège Sadiki, première institution scolaire à enseigner, à partir de 1875, les matières scientifiques, le mausolée du martyr syndicaliste Farhat Hached, les ministères de la culture et de la défense, la magnifique mosquée de la Kasbah, construite sous la dynastie hafside dont le minaret unique, arbore un mat qui sert à hisser un drapeau pour l’appel à la prière, les ministères des finances et des affaires religieuses et enfin le siège du gouvernement, ancien palais beylical, où actuellement une femme, première cheffe de gouvernement du monde arabe, Najla Bouden, est aux commandes du pays. Une autre dame, première femme élue maire de la capitale Souad Abdelrrahim, chrikha El madina, préside le conseil municipal. Toutes deux, sont les dignes héritières des pionnières qui les ont précédées comme :

DIDON
Fondatrice et première reine de Carthage

La légendaire Elyssa, Didon, fondatrice de la puissante et imposante Carthage en 814 av.J.-C. Entre mythe et réalité, cette reine voyageuse ne cesse de nous éblouir par la subtilité de son savoir. Elle est connue dans le monde des mathématiques pour avoir résolu l’inextricable problème isopérimétrique de l’optimisation des surfaces en découpant savamment la fameuse peau de bœuf byrsa.

OM MILLEL
Femme politique

La surprenante Om Millel, la Sanhagite, seule régente musulmane de l’histoire a avoir régné au 9 ème siècle sur l’Ifryqia avec «intelligence, sagacité, sagesse et discernement» en attendant la majorité de son neveu Moez Ibn Badis.

TAWHIDA BEN CHEIKH
Médecin

L’audacieuse Tawhida Ben Cheikh : première bachelière, en 1928, première femme médecin musulmane du Maghreb, a bravé tous les interdits et préjugés pour s’imposer par ses compétences, son sérieux, sa générosité et son courage à une époque où même les hommes étaient peu nombreux à pratiquer la médecine. Pédiatre puis gynécologue, cette dame au grand cœur a été à l’écoute des femmes qui ont pu livrer leurs maux et tourments qu’elles n’osaient pas confier aux praticiens masculins. Elle a veillé à faire appliquer le planning familial dans les zones rurales les plus reculées. Pour rendre hommage à cette pionnière, un centre médical porte son nom en France. En Tunisie, un timbre a été émis à son effigie, une avenue a été baptisée en son honneur, un billet de banque de 10d a été imprimé par la Banque centrale et Google a changé son logo le 27 mars 2021 pour honorer sa mémoire.

ALIA MENCHARI
Pilote

La courageuse Alia Menchari : première commandante de bord. À 12 ans, impressionnée par le livre du célèbre aviateur Antoine de Saint Exupéry, le petit Prince, la jeune Alia n’a qu’un rêve, celui de voler comme un oiseau, libre et légère. Après un parcours d’excellence et une formation très stricte à l’école de pilotage de Borg El Amri, elle est recrutée dans les années 80 par la compagnie Tunisair jusqu’à la retraite additionnant 20 mille heures de vol et plusieurs tours du monde. Elle s’y est imposée, grâce à sa détermination, son courage, sa ténacité et sa maîtrise des techniques de navigation aéronautique dans un monde pourtant réservé aux hommes, faisant fi des remarques désobligeantes et des regards reprobateurs de certains mysogines. Ali Menchari a ouvert la voie à d’autres femmes qui avaient envie de déployer leurs ailes dont une cinquantaine dans l’armée de l’air qui défendent avec courage et loyauté leur Patrie au péril de leur vie.

PALAIS KHEIREDDINE
Musée de la ville

Le Palais Kheirredine, musée de la ville de Tunis. situé au cœur de la Médina, le Palais, construit entre 1860 et 1870, se distingue des autres bâtiments environnants par une imposante façade aux larges baies vitrées qui ouvrent sur la rue. Cette architecture italianisante a été voulue par son propriétaire Kheireddine Pacha dont le destin exceptionnel a marqué la mémoire collective. Esclave d’origine circassienne, ballotté d’Istanbul à Tunis, il se fait remarquer pour ses qualifications militaires et son aptitude à commander par le bey qui lui confie de plus en plus de postes de responsabilités pour enfin le nommer grand vizir.

Ses nombreux voyages en Europe lui inspireront des idées novatrices qui le pousseront à vouloir moderniser et réformer en profondeur la gouvernance et surtout le système éducatif. Ce réformateur créera une bibliothèque, actualisera le programme de l’université de Zitouna et signera l’avis d’ouverture du collège Sadiki, en 1875, destiné à former une élite intellectuelle. Après la mort de Kheireddine, son palais changera de nombreux propriétaires et de fonctions. Morcelé, il abritera un tribunal, il servira d’écoles pour enfin être acquis par la municipalité de Tunis qui le restaurera pour en faire un musée et une galerie d’art.

SAFIA FARHAT
Artiste, professeur, activiste

Safia Farhat, native de Radés, (1924) ville balnéaire au sud de Tunis, est une artiste talentueuse et prolifique aux multiples palettes. Première dessinatrice, peintre, céramiste, tapissière, décoratrice, elle rejoint la célèbre Ecole de Tunis, seule femme parmi de jeunes peintres tunisiens et français « sans distinction de tendance, de race et de religion » aux idées audacieuses : Ben Abdallah, Gorgi, Naccache, Turki, Bellagha, Farhat qui subliment la vie traditionnelle tunisienne et valorisent l’artisanat. Cette plasticienne avant-gardiste, enseignante puis première directrice de l’Ecole des beaux-arts de Tunis, réforme l’enseignement de l’art.

Avec son époux, elle crée le Centre des arts vivants de Radés. Fervente militante des droits des femmes, Safia Farhat lance la revue Fayza,(la victorieuse) en 1959, premier magazine féminin arabo-africain. Elle participe à la fondation de l’association des femmes démocrates qui mène depuis un quart de siècle un combat sans concession pour l’égalité homme, femme. Un musée lui est dédié dans sa ville natale en hommage à son œuvre et son engagement.

BAB BHAR
Porte de la ville

Ou «porte de la mer» est l’une des sept portes intra-muros du rempart qui protégeaient l’ancienne ville. Cette monumentale porte constituée d’un arc surbaissé surmonté d’un parapet dentelé doit nom à son orientation Est qui mène vers le lac et la mer. Elle ouvre sur l’artère principale, l’avenue Habib Bourguiba. Lieu symbolique, cet édifice qui trône majestueusement sur la place de la Victoire, est situé à la lisière entre la Médina et la ville moderne.

ARWA LA KAIROUANAISE
Épouse avec contrat de mariage avec obligation de monogamie

A Kairouan, 4ème ville sainte de l’islam, vivait au 7ème siècle, une princesse d’une rare beauté aux grands yeux d’un noir d’ébène veinés de filaments dorés, ourlés de cils fournis et recourbés. Bien que cachée par des voiles de mousseline, Arwa attire l’attention d’un prince en exil qui tombe éperdument amoureux. Il la demande en mariage à sa famille selon la tradition. La belle au regard de gazelle accepte après l’avoir fait longtemps attendre , mais elle pose ses conditions en lui adressant un document qui provoque un véritable séisme dans cette société très conservatrice où le mariage est basé sur la polygamie et la répudiation de la femme. Que contient ce mystérieux document?

Arwa a la témérité d’exiger de son futur époux de ne contracter aucun mariage et de ne prendre aucune concubine sans son accord. En cas de transgression de cette première clause, elle a le pouvoir de répudier la nouvelle épouse comme le ferait un mari insatisfait. Elle impose aussi de choisir son domicile, d’aller rendre visite à ses parents quand bon lui semble, de sélectionner les tâches domestiques à accomplir et surtout de ne pas interrompre ses activités commerciales et artisanales.
Le prétendant qui est en fait Jaafar El Mansour, le futur second calife abasside,fondateur de Bagdad, est certes très surpris, mais subjugué par tant de beauté et d’audace, il se soumet aux exigences de sa dulcinée. Les simples conditions
«shart’» sont peu à peu devenues une tradition «‘orf al qayrawâni» qui ensuite s’est muée en règle pour enfin s’ériger en loi reconnue par les ulémas faisant ainsi jurisprudence. Le contrat kairouanais s’est propagé petit à petit dans toutes les grandes villes, il est resté en vigueur jusqu’à la promulgation du Code du statut personnel.

AZIZA OTHMANA
Princesse bienfaisante

Aziza Othmana ou Fatima, la bienfaitrice, née à Tunis au 17ėme siècle, est la petite fille de Othman bey qui a changé le cours de l’histoire du pays. Ancien cordonnier d’Anatolie, il débarque avec les Janissaires dans la capitale qui vient d’être occupée par les Ottomans en 1574. Ce simple soldat, intelligent et très ambitieux, gravit rapidement les grades. Il est élu commandant puis prend le titre de dey. Toujours en quête de pouvoir, il évince le pacha en place et se libère de la Sublime Porte. Cet homme entreprend de grandes réformes dans le royaume, construits d’imposantes forteresses et un grand et somptueux palais au cœur de la médina de Tunis où il installe sa fille et son époux qui sera son futur successeur : Youssef Dey. De cette union naît Fetima qui grandit dans cette magnifique demeure où elle reçoit une éducation soignée, dispensée par des maîtres sélectionnés parmi les meilleurs. Ils lui enseignent la lecture, l’écriture, la récitation du livre saint, mais aussi la littérature, la poésie, la musique et même la botanique qui lui donnera plus tard la passion des fleurs.

Son entourage apprécie la jeune princesse pour son humilité, sa ferveur religieuse, la pureté de son cœur et sa grande générosité qui étonne déjà sa petite cour de domestiques et esclaves qu’elle traite avec bonté. Cette jeune fille gracieuse, instruite et vertueuse est mariée au Mouradite, Hammouda Pacha qui s’avère être un grand bâtisseur. Tunis se transforme sous son impulsion. Des souks, de nouveaux palais et la magnifique mosquée à l’architecture turque dont le minaret octogonal se distingue des autres monuments religieux de la capitale sont construits. Il édifie aussi dans le quartier environnant une bâtisse très utile pour le peuple, un hospice, le «mâristân». Si Hammouda Pacha fait élever ce premier hôpital du pays, c’est son épouse Fetima qui décide de prendre en charge le fonctionnement de ce centre hospitalier en lui attribuant un legs qui couvre l’achat des médicaments, le salaire du personnel, les provisions alimentaires et même les frais d’enterrement des miséreux.

Grande mélomane, elle sait que la musique peut calmer les douleurs morales et physiques, alors, dans la rue de l’hôpital qui (porte encore le nom de azzafine , musiciens ) elle installe une troupe musicale qui vient donner des concerts pour apaiser les malades. Elle a en fait inventé la musicothérapie!

Un grand pèlerinage à la Mecque transforme son existence. Dès son retour des lieux saints, elle affranchit tous ses esclaves, elle fait rédiger par ses notaires un testament religieux, un habous ( biens de mainmorte) dans lequel elle fait don de tous ses nombreux biens au profit des nécessiteux et d’actions de bienfaisance.
Cette grande générosité a tellement frappé la mémoire collective que son nom fut transformé en Aziza, qui signifie la chérie, l’aimée, la précieuse.

Elle s’est réservé qu’un seul legs: de quoi fleurir sa tombe pour l’éternité. En hommage à cette icône de la générosité, un timbre a été édité à son effigie, des avenues et un avion Airbus A320 ont été baptisés à son nom.

ONS JABEUR
Athlète

C’est à Ksar Hellal, près de Monastir que notre championne voit le jour. Sa mère, amatrice de tennis qui pratique ce sport en récréative, transmet à sa fille, dès l’âge de 3 ans, sa passion. L’enfant montre tout de suite une aptitude certaine pour cette discipline. Entourée et encouragée par sa mère qui endure tous les sacrifices pour propulser la graine de championne sur les podiums, Ons commence à se faire remarquer sur les courts et à remporter des compétitions. Même si, par manque de moyens et d’aides, elle est contrainte de s’entraîner sur les courts des hôtels, la jeune sportive ne se plaint pas. Son rêve de jouer un jour sur la terre battue du célèbre Rolland-Garros la motive énormément.

Elle quitte sa région natale pour la capitale où elle intègre le lycée sportif d’El Menzah. A 16 ans, elle s’envole pour la Belgique, puis la France où elle progresse à une vitesse vertigineuse. Elle devient professionnelle et remporte le tournoi junior Rolland -Garros en 2011. Une première! Ons se marie à Karim Kamoun, escrimeur Tuniso – russe qui devient son préparateur physique. Bien encadrée par un staff tunisien, la joueuse prend de l’assurance, s’affirme de plus en plus et accède en 2017 au très prestigieux circuit WTA (Women’s Tennis Association) Elle vole de victoire en victoire grâce à ses « coups fous » qui désorientent ses adversaires, améliorant ainsi son classement international pour remporter l’Open de Madrid en 2022, meilleur grand titre obtenu jusqu’à ce jour. Première Africaine et Arabe à détenir ce Trophée !

Elle continue son ascension en se qualifiant à deux finales du Grand Chelem : les tournois de Wimbledon et de l’US Open en 2022. Elle est actuellement classée 2ème joueuse mondiale. Quel remarquable palmarès ! Nommée par ses innombrables supporters tunisiens « ministre du bonheur » pour le plaisir et la joie qu’elle leur procure lors de ses matches, réputée sur les courts pour son légendaire fair-play, sa bonne humeur communicative et ses réparties subtiles et amusantes, Ons Jabeur est appréciée par le public qui l’ovationne à chaque fois avec enthousiasme. Cette sportive de haut niveau a été sacrée femme arabe de l’année 2019 et la personnalité sportive arabe de 2022. Malgré ses nombreuses victoires, Ons Jabeur Kamoun reste humble et accessible. Un modèle pour la jeune génération !

RAOUA TLILI
Athlète

Raoua Tlili, née en 1989 à Gafsa, ville du sud tunisien, atteinte de nanisme, a un parcours sportif pour le moins atypique, jalonné d’épines et de lauriers. Loin de s’apitoyer sur son sort, Raoua, intelligente et courageuse, décide très tôt de faire de son handicap une force et de prendre son destin en main en faisant fi , même si elle en souffre, de la marginalisation dont elle est victime depuis son plus jeune âge. La pratique d’un sport semble être le remède à tous ses maux. Mais lequel ? Une discipline l’attire particulièrement et pas n’importe laquelle : le lancer de poids et de disque qui exige des aptitudes majeures à développer comme la puissance pour la poussée, la vitesse pour la projection et la coordination auxquelles doivent s’ajouter la souplesse, la technique et l’endurance. Un sport peu pratiqué par les dames. Mais Raoua aime se « lancer » des défis, c’est sa carte de visite. Il faut reconnaître qu’une personne handicapée de sexe féminin, pratiquant un sport individuel peu médiatisé sont les ingrédients qui mènent à l’échec plutôt qu’aux victoires. Mais Raoua est de la trempe des gagnants.

Malgré l’absence d’encadrement, de bonnes conditions d’entraînement, malgré le manque de moyens financiers et de soutien de la part des autorités et au prix de douloureux sacrifices, l’athlète va s’entraîner avec acharnement et ténacité pendant quelques années pour finalement se faire remarquer en 2006 aux championnats du monde d’athlétisme handisport à Assen aux Pays-Bas en décrochant une médaille de bronze au lancer de poids F40. Cette première victoire va la galvaniser et la pousser à collectionner les médailles et les records du monde. Deux ans plus tard, à ses premiers jeux paralympiques à Pékin, c’est l’argent au poids et l’or au disque avec un record du monde qui viennent récompenser cette sportive méritante et inspirante.
À chaque compétition internationale, elle ne passe pas inaperçue, elle se distingue certes par ses capacités physiques et mentales mais aussi par sa chevelure qu’elle teint en blond doré pour « attirer les médailles en or , sorte de porte-bonheur, de marque de fabrique » a-t-elle confié.

C’est la sportive la plus titrée de l’histoire de la Tunisie toutes disciplines confondues avec un palmarès riche et impressionnant : 13 médailles d’or, 3 d’argent et 1 de bronze et des records du monde pulvérisés à chaque fois ce qui l’amènera à déclarer: « atteindre des records du monde, c’est entrer en concurrence avec soi-même. »
Elle monte à chaque fois avec fierté sur la marche la plus élevée du podium au son de l’hymne national portant haut les couleurs de la Tunisie. Dominant depuis une décennie cette spécialité, Raoua, la lionne à la crinière dorée, est une référence arabe et africaine qui suscite admiration et respect.

LE THÉÂTRE MUNICIPAL

A son inauguration en 1902, ce magnifique théâtre à l’italienne, situé sur l’artère principale de la capitale , jouxtait une immense et impressionnante verrière où poussaient des plantes, des fleurs et des palmiers irrigués par un ruisseau d’où le nom de Palmarium. Les spectateurs du théâtre venaient s’y promener, s’y restaurer pendant les entractes ou après les représentations. Construit comme les palais de Venise sur de longs pieux en bois à cause du sol marécageux, son architecture a été confiée par la municipalité de Tunis qui en est propriétaire, à l’architecte français Resplandy et au sculpteur décorateur Belloc dans un style très en vogue à cette époque : l’Art Nouveau qui privilégie les courbes harmonieuses et généreuses et le foisonnement de la faune et de la flore. Des canards sauvages majestueux ,ailes déployées, décorent les ouvertures , les angles et le plafond, de volumineuses corbeilles de fleurs agrémentent le garde-corps du balcon. Des guirlandes de grenades et de grappes de raisin, symboles d’abondance et de fertilité enjolivent le fronton au dessus de la scène.Toutes sortes d’instruments de musique des plus insolites et rares complètent l’ornementation en stuc recouvert de feuilles d’or qui scintillent en une myriades d’étoiles même quand toutes les lumières de la salle sont éteintes.

Surnommé plaisamment «la bonbonnière» pour sa forme arrondie et suave , cette salle de concerts conçue pour y jouer des opéras possède une acoustique exceptionnelle, les notes musicales s’élèvent harmonieusement vers la coupole pour le plus grand plaisir des mélomanes. Les baignoires, dotées de rideaux amovibles en croisillons de fines lamelles de cuivre forment des moucharabieh uniques au monde. Resplandy les a imaginées pour que les dames musulmanes puissent assister à l’aise aux spectacles sans être vues. Au centre du premier balcon, sur la balustrade, le bas-relief de la mosquée de Sidi Mehrez , le saint patron de la ville de Tunis , y est représenté. La légende raconte que c’est grâce à sa protection que le théâtre a échappé à de nombreuses catastrophes : bombardements, incendies, démolitions.

A l’extérieur, sur la façade , Apollon sur son char, entouré des muses de la Poésie et du Drame accueillent les spectateurs.

De célèbres artistes tunisiens et étrangers ont donné des concerts et des représentations sur la scène de ce théâtre unique en Afrique et au Moyen Orient: les icônes de la scène tunisienne comme Habiba Msika, Saliha , Fadila Khatmi, Ali Riahi , Ali Ben Ayed, mais aussi Youssef Wahbi, Zaki Tuleyemet , Farid El Atrach, la danseuse Samira Gamel et pour les Français Sarah Bernhard, Louis Jouvet, Gérard Philipe, Jean Marais, Pierre Brasseur…

HABIBA MSIKA
Chanteuse, danseuse, actrice

Née à l’aube du 20 ème (1903), dans le quartier juif de la médina de Tunis, la Hara, dans une famille très modeste, Marguerite Msika, peu douée pour les études, est plutôt attirée par la musique et le chant qu’elle découvre et apprend chez sa tante, la chanteuse et compositrice spécialisée dans le café-concert Leila Sfez. Celle-ci la prend sous son aile, l’initie au piano et l’introduit dans les cercles des intellectuels et artistes tunisois . Le jeune Marguerite dont les magnétiques yeux verts envoûtent déjà les hommes est repérée par le célèbre compositeur Khemais Tarnane qui la forme au chant et au solfège.

Sous le pseudonyme de Habiba (la bien-aimée), elle connaît une ascension fulgurante grâce à sa beauté séduisante,( elle est appelée « la belles des belles » ou « la tigresse aux yeux verts »), à ses chansons légères et malicieuses artini boussa, habibi lawel (encore en vogue aujourd’hui lors des mariages et des soirées privées), à ses tenues provocantes, voire provocatrices qui déchaînent soit le mécontentement des conservateurs soit l’euphorie de ses nombreux admirateurs et soupirants qui la suivent partout et la protègent, contre les dangers nocturnes, les fameux soldats de la nuit, «Aster Ellil», jeunes gens élégants et raffinés de la bourgeoisie tunisoise.

Mais Habiba Msika caresse aussi le rêve de devenir une grande comédienne comme la célèbre tragédienne Sarah Bernhardt, elle rejoint alors la troupe de théâtre de Mohamed Bourguiba, frère aîné du leader Habib Bourguiba. Elle y interprète des rôles du répertoire de grands dramaturges comme Shakespeare, Molière, Hugo, préférant plutôt jouer des personnages masculins comme celui de Roméo pour narguer ses détracteurs. Au contact des militants anticolonialistes, elle s’imprègne des idées nationalistes qu’elle manifeste avec fierté et courage en chantant et jouant sur scène, «Patrie ,les martyrs de la liberté» enveloppée du drapeau tunisien dans le but de défier les autorités coloniales qui d’ailleurs l’arrêteront en 1928.

Caressant le rêve de devenir une grande comédienne, à Paris, elle décide de suivre un de ses amants dans la Ville Lumière où il lui présente le célèbre peintre surréaliste Picasso et la créatrice de mode Coco Chanel qui sera impressionnée par le comportement anticonformiste de la jeune artiste tunisienne. Mais l’escapade parisienne est de courte durée.
De retour à Tunis, elle fait la connaissance d’un vieux et très riche propriétaire terrien Eliahou Mimouni qui tombe éperdument amoureux de l’irrésistible Habiba qui refuse ses avances mais accepte qu’il lui serve de mécène. Il la couvre de précieux cadeaux , finance ses tournées internationales, l’enregistrement de ses disques et surtout lui fait construire selon ses goûts à elle un luxueux petit palais à Testour dans lequel elle n’habitera jamais.

Mais apprenant que sa bien-aimée est enceinte et qu’elle va bientôt se marier à un ami d’enfance, l’amoureux éconduit, fou de rage et de jalousie, se rend à son domicile, l’asperge d’essence dans son sommeil, y met le feu et se suicide.
Le lendemain, la diva au regard d’émeraude, à la voix enjôleuse, la femme libérée, la militante audacieuse, cette étoile filante qui nous enchante encore, décédera, à 27 ans, des suites de ses blessures.

FADHILA KHETMI
Chanteuse et danseuse

Fadhila Khetmi est l’une des rares artistes tunisiennes à avoir eu la chance de vivre assez longtemps (1905/1992) pour traverser le 20ème et ses turbulences, d’exercer les métiers de chanteuse, comédienne, directrice de troupe de théâtre, animatrice radio et de côtoyer des icônes du monde du spectacle, devenant elle-même après un parcours exceptionnel une figure mythique. Élevée dans un milieu artistique par une mère chanteuse et danseuse d’origine turque, elle fréquente les bancs de l’école puis ceux du lycée de Jeunes filles de la rue de Marseille tout en s’adonnant à ses deux passions : la musique et le théâtre.

Elle s’initie au luth en prenant en exemple son idole préférée la cantatrice turque Necibe Hanim. Alors que les jeunes filles de son âge rêvent de liberté, Fadhila, elle, est plutôt dans l’action. Dans le bouillonnement artistique de la capitale des années 30, cette jeune fille, assoiffée de culture, éclairée et avant-gardiste crée une sorte de salon littéraire où poètes, écrivains et dramaturges se croisent, se côtoient et échangent leurs idées et leurs œuvres.
Cette initiative féminine unique pour l’époque prouve que Fadhila a l’audace de briser les tabous pour prendre son destin en main et concrétiser ses désirs. Après avoir rejoint dans un premier temps des compagnies théâtrales comme la Troupe du théâtre arabe et celle de l’Avenir théâtral où elle y développe, pendant 8 ans ses talents de comédienne, elle décide de fonder, en 1928, sa propre troupe à son nom avec l’aide de l’intellectuel et parolier Abderrazak Karabaka ,et du premier journaliste tunisien Hédi Labidi. Elle dirige, joue et écrit les pièces. Encore une prouesse inédite à ce moment de l’histoire !

Fadhila Khetmi, belle, élégante, libre et intelligente a de nombreux soupirants. La légende raconte que l’un d’entre eux, un artisan ,très amoureux et admiratif, aurait fabriqué pour elle un tricot en cotonnade unie à rayures de différentes largeurs, au col rond et à petite ouverture boutonnée devant, pour lui en faire cadeau . Elle le porte avec tant de féminité et de grâce qu’elle lance la mode de ce pull dont toutes les femmes raffolent. Le fameux marioul Fadhila est né ! Il traverse les frontières de la Tunisie et du temps.

Il a été porté par des célébrités féminines et masculines comme Brigitte Bardot, Claudia Cardinal, Jane Fonda ou Mick Jagger et Yannick Noah. Mais cette femme au caractère bien trempé est encore pleine de ressources et n’a pas fini d’étonner son entourage. Elle quitte à 25 ans la Tunisie pour se rendre à Berlin dans le but d’enregistrer ses chansons qu’elle compose en partie elle-même. Elle coopère et adhère de nouveau à une troupe de théâtre arabe aux côtés de Mohamed Agrebi pour une tournée en Allemagne, en France et en Espagne. Enfin, toujours à la recherche de nouveaux horizons et sensations, cette femme « aux semelles de vent » part pour l’Algérie pendant quelques années où elle se découvre des prédispositions pour le métier d’animatrice Radio. De retour en Tunisie, après l’indépendance, elle entre à Radio Tunis qu’elle quittera à la retraite riche de nombreuses émissions dont une très célèbre consacrée aux femmes « hissatou al maraa». Fadhila Khetmi, une pionnière, une créatrice, une compositrice n’a pas reçu les hommages qu’elle mérite. Juste un prix portant son nom a été décerné lors dès 18ème Journées théâtrales de Carthage(JTC).
Ce soir, par ce spectacle, nous l’honorons !

SALIHA
Chanteuse

La famille de la petite Salouha, poussée par la misère, va de ville en ville à la recherche d’un travail. Le Kef, Mateur et enfin la capitale où le père, d’origine algérienne, place ses deux filles comme servantes chez un prince , Mohamed bey, le frère du célèbre Moncef bey. Soudain plongée dans un milieu opulent, où de nombreux artistes sont reçus, l’enfant est d’abord désorientée. Elle regarde ébahie les jeunes princesses en train d’apprendre à chanter et à jouer aux instruments. Revenue de sa surprise, elle les observe en cachette et finit par les imiter en exerçant sa voix lorsqu’elle est seule.
La jeune campagnarde se rendant compte que sa voix est beaucoup plus forte que celles des princesses, prend goût à cette nouvelle occupation dont elle ignorait encore l’existence il y’a peu de temps. Quand elle chante, quand sa voix s’élève, elle en ressent un bien-être indescriptible qu’il lui fait oublier les brimades et les corvées.

A 13 ans, elle quitte ce palais mais le destin frappe une deuxième fois puisqu’elle va travailler chez une chanteuse professionnelle une certaine Badria qui habite dans une rue passante de Tunis. Dans cette ambiance propice, son talent se révèle si bien qu’elle passe la journée à chanter en vaguant aux travaux domestiques. Comme dans un conte de fées, le destin frappe une troisième fois : Hassouna Ben Ammar, avocat, passant un jour dans la rue l’entend chanter, il est subjugué par cette voix puissante de soprano au timbre rural. Une révélation ! Mais à peine a-t-elle fait ses premiers pas de chanteuse que ses deux frères décèdent subitement, ce drame ébranle les parents de la fillette qui finissent par divorcer.
Ces douloureuses épreuves marquent profondément la jeune Salouha qui accepte d’être mariée espérant trouver la stabilité et le bonheur dans cette union. Mais sa vie conjugale est un désastre tout comme ses trois grossesses. Une seule fille sera épargnée, la future chanteuse Choubeila Rached.

Affaiblie physiquement et psychologiquement par tant de malheurs successifs, elle aurait pu sombrer et renoncer à la vie artistique qui pourtant lui était destinée. En effet, un artiste tripolitain résidant à Tunis serait le premier à l’avoir aidée et conseillée sérieusement. Sa rencontre avec Béji Sardahi, directeur d’un orchestre composé de professionnels lui ouvre enfin les portes de sa carrière artistique. Elle intègre sous le pseudonyme de Soukeina Hanem la troupe musicale aux côtés de Kaddour Srarfi au violon et de Ibrahim Salah au kanoun. Mais c’est lors d’un concert retransmis en direct sur les ondes pour l’inauguration de Radio Tunis, en 1938, que la jeune chanteuse présentée sous le nom de Saliha, monte pour la première fois sur scène, au théâtre municipal.

Impressionné par sa voix qui rappelle le terroir, Mustapha Sfar, maire de Tunis et cofondateur avec la chanteuse Chafia Rochdi de la fameuse Rachidia, offre à Saliha un contrat alléchant pour lui permettre de s’adonner pleinement à son art: un logement et un salaire payés par l’institution en échange d’une exclusivité. Entourée et protégée par les plus grands comme Khemais Tarnane, Mohamed Triki, Salah El Mehdi qui lui composent des chansons sur des textes d’illustres poètes, Saliha vole de succès en succès devenant la muse de la Rachidia et l’idole de son public.Cependant, elle a envie de prendre ses distances vis à vis de la Rachidia et d’entamer une carrière en solo qui la propulserait au rang de grande diva.Alors qu’elle donne un spectacle au Kef, sa région natale, accompagnée du violoniste Ridha Kalaï et de la troupe El Manar, elle a un malaise, dû à une maladie incurable, et tombe de la scène. Elle est opérée et doit garder le lit pendant 3 mois.
Dédaignant les conseils de ses médecins, elle refuse de prolonger sa convalescence et reprend ses tournées artistiques qui l’épuisent de plus en plus.

L’icône de la chanson bédouine donne un dernier concert au Théâtre municipal en 1958 appuyée sur une chaise.
Saliha s’éteint quelques jours plus tard à 44 ans. Une foule de 20 000 personnes éplorées assistent à ses funérailles.
Pour honorer l’itinéraire exceptionnel de cette cantatrice toujours imitée par de nombreuses générations de chanteurs mais jamais égalée, un timbre a été émis à son effigie en 1998 pour l’éterniser et la cheffe d’orchestre Amina Srarfi a donné, en 2014, un concert au théâtre municipal pour commémorer le centenaire de sa naissance.

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